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LA CONSERVATION DES PAPYRUS

Dans l'article dont il a inspiré l'écriture (dès la première mouture de l'article "Papyrologie" du Wikipédia français), le Professeur Jean Bingen évoque plusieurs facteurs déterminants  dans la concentration des papyrus en Égypte : le facteur historique, qui explique comment les Grecs et les Macédoniens ont conquis l'Égypte à la suite d'Alexandre le Grand, le facteur social, lequel rapporte en quoi les Grecs installés en Égypte (leurs frères d'armes puis leurs descendants) ont été amenés à laisser à l'archéologie des centaines de milliers de papyrus écrits en langue grecque, le facteur géographique par lequel ces témoins du passé ont pu subsister jusqu'à leurs découvertes.

Le facteur historique

Les Grecs connaissent l'Égypte de tous temps. Homère et d'autres auteurs après lui y situe déjà certains épisodes en marge de la Guerre de Troie, notamment la capture de Ménélas par Protée (Πρωτεύς), l'un des dieux de la mer et le serviteur de Poséidon, au chant IV de l'Odyssée. Il faut attendre la fondation de Naucratis, dans la branche la plus occidentale du Delta, sous le règne du pharaon  Psammétique, qui s'étend de 640 à 610, pour que l'Égypte entre dans la conscience historique des Grecs. Naucratis (Ναύκρατις, "la maîtresse des navires") devient une comptoir économique, puissant et riche par le privilège des Grecs dans leur commerce avec le Double Pays. Les échanges portent principalement sur le blé, le papyrus et le lin d'Égypte contre la céramique, le vin, l'huile et l'argent venus de la Méditerranée. 

La conquête d'Alexandre ancre l'Égypte au monde hellénistique naissant. De cette époque (332 avant notre ère), date le début du millénaire grec de l'Égypte, jusqu'en 714 de notre ère, date du dernier échange administratif connu en grec entre le Gouverneur arabe Kurrah ben Sharik et son subordonné Basilios. Durant ces dix siècles et demi, l'Égypte officielle parle grec, plus que la langue égyptienne encore si vive dans la population (démotique tardif puis copte)​. 

Le facteur social

Durant ce millénaire, y compris sous le Principat (d'Auguste à Sévère Alexandre), toute l'Égypte officielle parle grec. Les tribunaux jugent en grec, même quand il s'agit de droit romain. Le Gnômôn de l'Idiologue, compendium du droit romano-égyptien, est écrit en grec, parsemé de latinismes. Même les testament des Citoyens romains vivant en Égypte, obligatoirement rédigés en latin pour être reconnus valables aux yeux du Préfet d'Égypte, sont traduits en grec pour la compréhension facile des personnes concernées. L'on connaît le cas de Caius Longinus Castor, que sa qualité de vétéran dispensait par privilège d'ancien militaire de l'usage du latin dans son testament, mais qui rédige en 189 ou peu après son testament en latin et le fait officiellement traduire en grec (B.G.U. I 326, réédité comme Select Papyri I 85).

 

En fait de bilinguisme, le latin n'est utilisé en concurrence du grec que pour de rares occasions : les testaments des Citoyens romains, les ordres et archives militaires, l'apprentissage et la culture de la langue latine (papyrologie littéraire latine). Par contre le bilinguisme grec-égyptien se porte bien aux époques romaine et byzantine, comme l'atteste l'abondante littérature religieuse en copte (notamment pour la littérature testamentaire ou apocryphe, les écrits chrétiens ou gnostiques). Il faut attendre au moins deux générations, après la conquête arabo-musulmane, pour que le grec soit réduit à l'état de parler d'une petite minorité, abandonné par la plus grande majorité des Égyptiens. L'avenir de l'Égypte se pense, se parle et s'écrit majoritairement en arabe. Même le copte devient une langue morte en Égypte après les tentatives d'invasions des Croisés au XIIIe siècle de l'ère chrétienne, confiné au seul usage liturgique des Chrétiens d'Égypte.

Le facteur géographique

Partout sauf en Égypte, les papyrus ont disparu, à quelques rares exceptions près : à Herculanum, brûlés mais protégés par les cendres du Vésuve, à Derveni (en Macédoine grecque) par le hasard d'une conservation anathmosphérique dans la tombe d'un ancien Notable ou Philosophe, par impression du texte grec dans le sol initialement boueux de l'antique Bactriane. Des conditions exceptionnelles, dues aux précautions et à la volonté opiniâtre de la conservation archivistique et, sans doute aussi, à des hasards heureux, ont permis aux Chartistes et Bibliothécaires de préserver encore des actes de Dagobert et de Clovis II sur papyrus (dont l'un des plus récent date du 22 juin 654). Quelques dizaines de papyrus ont été retrouvés en Syrie (à Doura Europos, par exemple). Sauf erreur du webmestre, c'est tout, du moins à ce jour.

Pourquoi l'Égypte ? Pour la grande proximité entre la zone humide, autour du fleuve ou des oasis et le désert. Les papyrus devenus inutiles ou trop anciens finissaient leur existence du côté du désert : ils étaient systématiquement jetés, ou utilisés pour un usage mortuaire (textes destinés à rester auprès des morts ou utilisés pour servir dans la momification des humains et des animaux : le cartonnage et l'enveloppe des momies de crocodiles sacrés du Fayoum nous ont notamment préservé le plus grand nombre des papyrus dits de Tebtynis, entre autres, ceux édités sous ce titre à Berkeley, Californie) 1

Mais le delta du Nil, notamment la cité d'Alexandrie, n'a conservé aucun papyrus car le climat y est trop humide : ceux qui y étaient conservés se sont délités au bout de quelques décennies, au mieux, au bout de quelques siècles. Le même pourrissement a provoqué la destruction de millions de papyrus tout autour de la Méditerranée. 

Là où les papyrus n'ont pas pourri (pour des raisons climatiques) ou ne sont pas tombés en poussière (pour des raisons d'usure à la consultation) , ils ont pu conserver des textes multi-millénaires. Les papyrus d'Égypte conservés dans les tombes de l'Antiquité ont, pour les plus récents, écrits en grec, 1 400 ans d'âge, pour les plus anciens, rédigés en hiéroglyphes égyptiens, 2 900 ans (Papyrus de Saqarrah). Un papyrus conservé dans une bibliothèque et consulté de temps à autre pouvait subsister 300 à 500 ans. De plus, le passage des papyrus du rouleau au codex, entre 200 et 400 aurait pu améliorer leurs préservations.

 

Préservation ou destruction de la culture antique ?

La perte effroyable d'une  part majeure de la transmission écrite à la fin de l'Antiquité est due, pour l'essentiel, à la destruction volontaire ou à l'absence de recopie des textes à la fin de l'Antiquité classique. Elle se produit à partir des années 350 2. Elle est étrangère au débat sur la concurrence entre le codex et le volumen. Elle se produit en plusieurs étapes, qui accélèrent à certaines dates le processus d'anéantissement, lequel s'échelonne sur une période de trois cents ans (entre 350 et 650).

La destruction de tout ce qui se rapprochait de près ou de loin au paganisme ou à ce que l'on considérait comme de la magie, à partir du tournant du règne de l'Empereur Valens en 371, amène de très nombreuses destructions volontaires de bibliothèques classiques dans tout l'Empire romain 3. La même rage de destruction amène la racaille d'Alexandrie à détruire entièrement la Bibliothèque de cette capitale régionale en 391, à l'occasion du sac et de la ruine de tous les temples païens de l'Empire (le Musée était le temple des Muses).

 

La deuxième étape est l'indifférence ou le mépris pour la culture antique. Elle englobe dans un même oubli une si grande part de la Philosophie, de la Littérature, des Sciences et des Mathématiques, de l'Histoire, comme des œuvres portant sur la religion païenne ou qui y sont confondues à tort ou à raison. Il convient de voir dans cette attitude négative l'absence de souci de reconstituer la Bibliothèque des Archives Impériales de Rome quand elle est détruite en 410 à l'occasion du siège et du sac d'Alaric. La même attitude se reproduit en 475 avec l'incendie accidentel de la Bibliothèque du Palais de Constantinople (120 000 codices).

La troisième étape est une nouvelle flambée de destruction sous Justinien (fermeture de l'Académie platonicienne d'Athènes en 529, poursuite de tous les Médecins, Grammairiens et Rhéteurs à partir de 546, de même que des Juristes qui persistent à enseigner des notions ou des interprétations de droit écartées de sa compilation, le Code Justinien de 533/534, autodafé général de tous les livres non chrétiens en 562).

La quatrième étape se situe entre 635 et 660, pour les seules régions qui se partagent l'étendue de l'ancien Empire Romain d'Occident, quand on enregistre une rupture définitive de tradition dans ce qui reste de la culture antique : en 590, Grégoire de Tours écrit encore dans un latin, qui a certes évolué depuis Cicéron mais qui manifeste une certaine tenue et une connaissance de sources anciennes ; en 636 Isidore de Séville meurt et laisse une bibliothèque réputée... d'une centaine de codices qu'il n'a pas lus ; en 660, Frédégaire publie un Livre de l'Histoire des Francs épouvantablement diminué du point de vue linguistique, culturel et de celui de la rigueur de raisonnement qu'il ignore parfaitement. Cette dernière rupture n'est pas manifeste dans l'Empire d'Orient, qui préserve un minimum culturel dans les siècles à venir et le transmet aux siècles futurs de l'Empire byzantin, ou ultérieurement dans le monde arabe.

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1 : Théodore REINACH Compte rendu de lecture de Grennfell, Hunt et Smyly The Tebtunis Papyri, Volume I, in Revue des Études grecques tome 17, 1904 page 129.

2 : AMMIEN MARCELIN XIV 6-18.

3 : AMMIEN MARCELIN XXIX 1-41 et 2-4.

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